Bullshit jobs ou comment remplir de vide
Qui n’a jamais rencontré une personne au job un peu obscur ? Qui vous laisse pantois et interrogatif : “Bullshit !”
En soirée, vous demandez à votre voisin de tabouret ce qu’il fait dans la vie, histoire d’engager la conversation.
– OPTION 1 : il est transparent et vous répond “j’écris des directives et des processus que personne ne prend le temps de lire et dont tout le monde se fiche éperdument”.
– OPTION 2 : il la joue un peu mystérieux “Je suis consultant interne pour une grosse boîte”. Ah oui, mais tu fais quoi au juste ? Moment de latence, encore un silence puis des mots tels que “project management” “HR process” “Digital data management” fusent deci delà.
Certaines dénominations de postes, comme celle de “Consultant”, d'”Ingénieur Commercial”, de “Chief Happiness Officer” apparaissent comme des paniers fourre-tout qui nous sauvent la vie lorsque nous avons du mal à définir ce que nous faisons ou que nous voulons. Ou, soyons honnête avec nous-même, un peu embellir son poste quand ce dernier manque de sens. Et des postes qui n’ont pas de sens, il y en a à la pelle.
Le but n’est pas de tous les mettre dans le même panier. Il y a, par exemple, des consultants très utiles(!), aux missions claires et justifiées. Cependant, nous avons souvent tendance à galvauder certains termes et à les angliciser pour qu’ils rendent mieux. Prenons le poste Chargé du développement commercial. Il sera plus “in” de parler de “Project Manager in Business Development”.
Entre les postes dont nous avons du mal à en tirer la substantifique moelle et ceux pas assez cool pour appeler un chat un chat, il semble que notre société connaisse des difficultés à assumer ce qu’elle propose à ses actifs.
Et notre culture a laissé des empreintes pleines de préjugés ou de stéréotypes : nous nous battons pour des êtres des “Directeurs” et non des “Responsables” de service, des “Business Developer” et non des “Vendeurs”, des “Consultants” et non des “Chargés de mission”…Vain combat !
Par ailleurs, constat un peu plus alarmant : alors que nous évoquions il y a quelques mois des métiers qui disparaissaient, d’autres se multiplient comme des petits champignons dans nos organisations : les Bullshit jobs.
Qu’est-ce qu’un “Bullshit job” exactement ? C’est tout simplement un métier à la con.
Ce terme a été évoqué pour la première fois par l’anthropologue américain David Graeber pour évoquer les métiers inutiles de nos sociétés modernes, remettant en cause la bureaucratie comme fléau du capitalisme. Il a catégorisé deux types d’emplois : les emplois utiles (infirmiers, éboueurs, musiciens, …) souvent mal payés, et les métiers inutiles (certains consultants, certains postes dans l’administration, des postes d’ingénieurs ou de cadres…) quant à eux parfois très lucratifs. Cette deuxième catégorie se retrouve davantage dans les grandes entreprises pour plusieurs raisons :
– Elles ont les moyens d’entretenir ces postes,
– Elles justifient certaines activités sous couvert de postes aux noms obscurs dans des services tels que la R&D, la qualité, le service RH…,
– Elles utilisent ce type de postes pour mettre au placard des salariés encombrants, ou au contraire, pour réaliser des pseudo promotions.
C’est difficile d’assumer que l’on ne sert à rien 8 heures par jour.
Les petites structures ne peuvent pas se permettre ce genre de “luxe”. Pour elles, un salarié est avant tout une unité de production. Il ne faut pas voir cela négativement mais simplement user de pragmatisme. Une entreprise a besoin de gagner de l’argent pour survivre, embaucher et se développer. Certaines grandes entreprises semblent, quant à elle, peuvent parfois réinventer la poudre ou le fil à couper le beurre.
Tout le monde ne peut se contenter d’un métier dit « à la con ». Véritables sources de risques psychosociaux, le détenteur d’un Bullshit job réalise des tâches dénuées de sens. Il semble difficile de se satisfaire du salaire qui va avec pour s’épanouir professionnellement.
Il semble que nous sommes dans un monde où tout se complexifie malgré nos innovations qui sont censées au contraire nous simplifier la vie.
Nous créons des processus, des directives, des plans d’actions aux contenus aussi illisibles qu’inutiles lorsque nous savons les déchiffrer.
Combien de politiques et de plans d’actions sont déployés pour s’évaporer dans la nature quelques mois plus tard ? L’effet d’annonce pour zéro résultat. Et ces études menées par des cabinets internes mais dont personne n’a accès au sein de l’entreprise, très utile !
– “Au fait, où en est le dossier Performance manager lancé par le national, qui nous a demandé l’organisation d’une dizaine de réunions et autant de plans d’actions ?”
Réponse du DRH : “ah, je n’en sais rien, je pense qu’il n’est plus d’actualité”.
D’accord, alors Polo, l’ancien ingénieur Qualité nommé Project Manager il y a 6 mois avec primes à la clé, écrit des directives depuis des semaines qui finiront à la poubelle. Bienvenu(e) dans nos entreprises françaises !”
Plus nous faisons des choses inutiles et opaques, mieux nous sommes vus dans la société moderne. En d’autres termes, moins nous comprenons l’essence de ce que nous faisons, plus nous sommes admirés. Cherchez la logique.
Seulement, certains ne sont pas dupes.
« Dans la théorie économique du capitalisme (…), la dernière chose que le marché et l’entreprise sont censés faire, c’est de donner de l’argent à des travailleurs qui ne servent à rien.
C’est pourtant bien ce qu’il se passe ! La plupart des gens travaillent efficacement probablement pendant quinze heures par semaine, comme l’avait prédit Keynes, et le reste du temps, ils le passent à critiquer l’organisation, organiser des séminaires de motivation, mettre à jour leurs profils Facebook et télécharger des séries TV. » David Graeber
Cela renvoie à différentes problématiques :
– La perte de sens de nos organisations qui s’accompagne d’une perte de vision stratégique des entreprises (nous ne savons plus où nous allons et à quoi nous servons mais nous écrivons comment faire ce que nous ne faisons pas vraiment. Vous comprenez ?).
– Le besoin de complexifier le système.
– Notre fierté mal placée d’occidentaux peu enclins à se recentrer sur l’essentiel car l’essentiel, c’est si has been….
Ce n’est donc pas demain que nous assumerons des semaines à 20 heures effectives dans un monde où faire 45 heures (dont 25 généralement inutiles) est tellement mieux perçu.
En conclusion, il semble que ce phénomène de Bullshit Jobs soulève une problématique profonde qui doit véritablement nous animer : celle du sens au travail qui se perd et plus généralement du sens à sa vie.
« Les yeux collés à l’écran de l’ordinateur
Tu te détruis les pupilles à lire en diagonale
Des choses auxquelles t’entraves que dalle
« Nan mais tu comprends, il est hyper important ce dossier
Le client, il raque 300 euros de l’heure
Alors tu te débrouilles, tu vas chercher sur Google s’il faut
Mais tu me finis ça pronto »
Réinventons des métiers utiles !